Peut-être des Tifosi de la Roma ? Peut-être les membres d’une école italienne de peinture ?
Le roman SOLSTICE 40 raconte leur histoire, celle de milliers d’Italiens.
Les Fuorusciti ? Voici d’abord ce qu’en dit l’historien Lucien Romier (1885-1944) :
« Au cours du flux et reflux des guerres italiennes, le flot des armées royales avait ramené d'outremonts un élément singulièrement dangereux, — le fuoruscito. La plante-homme, dit Alfieri, ne naît en aucun pays plus forte qu'en Italie. Le fuoruscito offre un type d'une énergie forcenée. C'est en général un rebelle ou un failli, prince, soldat, aventurier, victime ou héros de ces drames politiques qui ensanglantent chaque jour la vie de la Péninsule, parfois simple criminel chargé de trahisons et de meurtres. Les qualités qui le font apprécier dans les rangs où il sert sont précisément la fureur et le courage, formes guerrières de la virtù. Il y joint quelquefois l'éclat d'une existence brillante. »
Mes recherches sur ces « bannis » m’ont amené à découvrir les travaux de Pierre Milza (Voyage en Ritalie, Paris, Plon, 1993) et de Bruno Groppo. Pour en savoir plus, voici un extrait d’un article de ce dernier :
Tout au long de l’entre-deux-guerres les Italiens représentent le groupe le plus nombreux parmi les étrangers présents en France. Composé en grande majorité d’immigrés « économiques », ce groupe comprend également un nombre considérable de réfugiés politiques, les Fuorusciti, qui ont dû quitter l’Italie à cause du fascisme.
La coexistence de ces deux grands groupes est une spécificité de la présence italienne dans la France de l’époque : spécificité qui ressort d’autant plus nettement si on compare la colonie italienne à d’autres groupes d’étrangers établis en France.
Les uns et les autres bénéficient, par ailleurs, d’un statut de réfugiés reconnu internationalement.
Mais aucun groupe de réfugiés n’a pu compter sur une présence aussi importante de compatriotes déjà installés en France que le groupe italien.
S'ils décident de rester en France, parce qu'ils se sentent désormais intégrés dans le pays d'accueil ou pour d'autres raisons, ils ne sont plus des réfugiés, mais simplement des immigrés. La fin du fascisme marque aussi la fin du fuoruscitisme.
Au lendemain de la Grande Guerre la France devient le principal pays d'immigration au niveau mondial. Après les énormes pertes humaines et les destructions matérielles subies pendant le conflit, « l'appel à la main d'œuvre étrangère est devenu [...] une nécessité vitale ». Les Italiens, déjà largement présents en France avant la Première Guerre mondiale — ils étaient 420 000 au recensement de 1911 —, sont les plus concernés.
Ainsi, le nombre des Italiens installés en France augmente très rapidement dans les années 20 et atteint un sommet au début de la décennie suivante. En 1931 ils sont, d'après les chiffres du recensement, 808 000 (mais plus vraisemblablement aux alentours d’un million si on ajoute les clandestins, et même deux millions avec les Franco-Italiens) et constituent un tiers de la population étrangère.
Une partie de cette immigration est composée de réfugiés politiques, qui ont quitté l’Italie pour échapper aux violences fascistes et à la dictature. Cet exode commence dès 1920-21, avant même l’arrivée de Mussolini au pouvoir, et continue après 1922, avec des rythmes qui dépendent de l’évolution de la conjoncture politique en Italie. Venant surtout du Nord et du Centre de la Péninsule, les Fuorusciti se dirigent vers la France non seulement en raison de la proximité géographique et culturelle ou parce qu’ils pensent ou espèrent y trouver plus facilement du travail, mais aussi parce qu'une importante colonie italienne y est déjà installée et peut faciliter l'accueil. Au niveau de l'imaginaire politique, d'autre part, la France représente pour eux la patrie de la Révolution et des droits de l'homme, la Commune, la démocratie et la liberté, sans compter qu'elle a déjà été une terre d'asile pour beaucoup d'Italiens au XIXe siècle et encore au début du XXe siècle. Au début, la plupart de ces réfugiés pensent à une installation provisoire, pas à un exil de longue durée : une illusion que cultiveront aussi, plus tard, les réfugiés du Troisième Reich.
Deux types d'immigration — économique et politique — coexistent donc et se superposent, au sein de la colonie italienne, sans qu'il soit toujours possible de les distinguer nettement. En effet, les motivations qui poussent ces Italiens à venir en France sont souvent multiples. Si la distinction est claire dans le cas de personnalités en vue comme Francesco Nitti, Giovanni Amendola, Pietro Nenni, Filippo Turati, Bruno Buozzi et d'autres, elle devient, en revanche, beaucoup plus floue si l'on considère les militants de base et la masse des immigrés. Pour beaucoup de militants que le fascisme a « bannis » de leur lieu de résidence et privés ainsi de travail, l'objectif, en se réfugiant en France, est tout autant de retrouver un travail que d'échapper aux persécutions.
Pierre Milza, pour sa part, distingue cinq grandes catégories dans l'émigration italienne :
1. Les « états-majors politiques en exil » ;
2. Les « militants ou sympathisants, engagés en Italie dans le combat politique ou syndical, n'appartenant pas à proprement parler aux états-majors des grandes organisations ouvrières, travailleurs manuels pour la plupart et qui ont poursuivi en France une activité militante » ;
3. Les « militants, sympathisants et autres travailleurs politisés dans le pays d'origine qui n'ont pas poursuivi leur activité politique ou syndicale dans le pays d'accueil » pour différentes raisons ;
4. « Ceux qui, partis pour des raisons autres que politiques — ou du moins directement politiques — vont au contraire se politiser au contact des Fuorusciti ou des formations politiques ou syndicales françaises » ;
5. L'« immense masse des "non politiques", c'est-à-dire de tous ceux qui ne sont pas partis pour des motifs spécifiquement politiques et n'ont à aucun moment exercé une activité politique ou syndicale ».
Pour chacune de ces catégories le problème de l'accueil et de l'intégration se pose de manière spécifique.
Une différence importante, qu'on ne saurait ignorer, entre les immigrés « économiques » et les Fuorusciti, est que les premiers peuvent rentrer librement en Italie, alors que pour les seconds un tel retour signifierait presque certainement la prison ou la relégation.
Les Fuorusciti arrivent en France surtout au cours des années 20, et cette circonstance influe de manière déterminante sur les conditions de l'accueil. L'historiographie distingue en général trois vagues d'arrivée. La première, composée principalement de militants du mouvement ouvrier, a lieu en 1921-1922. « Dès le milieu de 1921, écrit Pierre Milza, les violences des escouades armées du fascisme entraînent un premier exode massif de syndicalistes et de militants des organisations de gauche. Il se poursuit après la marche sur Rome, avec la venue en France de nombreuses victimes du bannissement et de tous ceux qui se sentent menacés par la vague de violence qui se développe dans les provinces après l'arrivée au pouvoir de Mussolini. Cette émigration dispersée est essentiellement celle des cadres du mouvement ouvrier [...], les plus visés par la terreur fasciste. » La deuxième vague, entre fin 1924 et l'automne 1926, concerne surtout des personnalités de l'opposition politique. La troisième - qui, comme déjà la première, a un caractère de masse — se situe entre la fin de 1926 et la fin de 1927, après l'entrée en vigueur des lois d'exception (les « lois fascistissimes ») qui mettent fin en Italie aux derniers restes de démocratie et instaurent définitivement la dictature fasciste.
Le nombre de Fuorusciti est difficile à évaluer, en raison surtout de l'impossibilité, déjà soulignée, de distinguer nettement entre émigration « économique » et émigration « politique ». Les estimations varient considérablement, entre 200 000 et quelques dizaines de milliers.
C'est donc, à la fois, une minorité restreinte par rapport à l'ensemble de l'immigration italienne, mais aussi un phénomène d'ampleur considérable, sans commune mesure, par exemple, avec les dimensions de l'exil italien en France d’avant 1914 : une minorité, en tout cas, fortement politisée, au sein d'une masse d'immigrés qui, dans l'ensemble, se tiennent plutôt à l'écart de la politique et du syndicalisme. Il faut considérer aussi que la situation n'est nullement figée, mais évolue sans cesse. Ainsi, par exemple, alors que des réfugiés antifascistes s'éloignent de l'engagement politique, des « immigrés économiques » font le parcours inverse, se politisent en France et finissent par devenir à leur tour des exilés.
La durée de l'exil influe inévitablement sur les engagements politiques et sur les attentes des personnes concernées. Au début, l'exil est vécu, en général, comme une situation temporaire, qu'on imagine de courte durée. Il n'est pas question, à ce moment-là, de « s'installer » dans l'exil, ne serait-ce que psychologiquement, parce que, comme le souligne Éric Vial, « l'exil est un refuge provisoire pour l'antifasciste, s'y intégrer reviendrait à reconnaître la défaite comme définitive ». Les Fuorusciti continuent de regarder vers l'Italie, où ils envisagent de rentrer rapidement, puisque le fascisme, pensent-ils, ne peut pas durer. Mais le régime fasciste, au lieu de s'effondrer, se consolide et parvient même à surmonter la crise économique des années 30. L'exil se prolonge, tandis que la perspective du retour s'éloigne. Dans cette situation, où l'espoir d'une chute imminente du fascisme s'affaiblit et où l'horizon international, surtout dans les années 30, ne fait que s'assombrir, les réfugiés réagissent de plusieurs façons. Une partie d'entre eux reste tournée vers l'Italie, espérant la chute du fascisme. Certains vont jusqu’à s’engager militairement aux côtés des républicains espagnols. Carlo Rosselli dit ainsi : « Aujourd’hui en Espagne, demain en Italie ».
D'autres, au contraire, se tournent de plus en plus vers le pays d'accueil et finissent par s'y intégrer complètement, que ce soit en renonçant à l'activité militante ou en la continuant, mais cette fois-ci au sein des organisations françaises.
Quelques Fuorusciti, enfin, jettent l'éponge et rentrent en Italie, après s'être assurés auprès des autorités italiennes qu'ils ne seront pas poursuivis.
Dans l'entre-deux-guerres la France a été non seulement le principal pays d'immigration, mais aussi le principal pays d'accueil pour les réfugiés. D'après Claude Norek et Frédérique Doumic-Doublet, « Dans les années trente, elle compta près de 120 000 Russes, 70 000 Arméniens et Assyro-Chaldéens, [...] quelques Sarrois, entre 50 000 et 100 000 Italiens, 25 000 Allemands, 40 000 réfugiés non-Allemands en provenance du Reich et des territoires annexés, et enfin près de 500 000 Espagnols. Le nombre total de réfugiés tournait donc, à son maximum, autour de 800 000 sur une population de 38 millions d'habitants. » À la différence des réfugiés arméniens ou russes, les Fuorusciti ne jouissent d'aucun statut spécial : le régime fasciste veille d'ailleurs attentivement dans les instances internationales à ce qu'ils ne puissent obtenir une quelconque reconnaissance juridique de ce type. N'appartenant pas à une catégorie de réfugiés auxquels des droits particuliers sont reconnus en vertu d'une convention internationale, ils sont des étrangers comme les autres, au même titre que les immigrés « économiques ». L'asile dont ils bénéficient dépend exclusivement du bon vouloir de la France, qui peut les expulser à tout moment. C'est pourquoi il est essentiel, pour eux, de pouvoir compter sur des appuis au sein du monde politique français et de l'opinion publique.
Quelques circonstances favorables facilitent l'accueil et l'insertion des réfugiés italiens. La première, d'ordre administratif, est l'existence d'un « traité de Travail entre l'Italie et la France », conclu le 30 septembre 1919 par le gouvernement Nitti et entré en vigueur en mai 1921, qui « facilita énormément l'émigration italienne en France, y compris l'émigration politique après l'arrivée au pouvoir de Mussolini ». L'article 1 de ce traité prévoit en effet l'attribution d'une série de facilités administratives à ceux qui souhaitent émigrer/immigrer pour des raisons de travail et surtout il autorise les travailleurs et leurs familles à « entrer librement dans le pays de destination qui n'exigera à cet effet aucune autorisation spéciale ». Cette possibilité d'entrer librement en France et de s'y établir pour y exercer un travail est évidemment très importante pour les Fuorusciti, qui commencent à quitter l'Italie au moment même où ces dispositions entrent en vigueur, c'est donc en tant que « travailleurs immigrés » que la plupart d'entre eux s'installent en France. Les Fuorusciti se confondent dans le flot plus général des immigrés. L’historienne Carmela Maltone établit les statistiques suivantes : « Sur la période 1921-1926, on compta 760 110 Italiens qui émigrèrent en France, dont une population active de 438 200 personnes », pour travailler principalement dans le bâtiment (90 000), l'agriculture (65 000), la métallurgie lourde (30 000) et les mines (28 000).
La deuxième circonstance favorable est la situation du marché du travail. La forte demande de main d'œuvre dans la France d'après-guerre permet à ces réfugiés, qui sont en majorité des travailleurs manuels ou qui le deviennent, de trouver assez facilement de l'embauche, même si c'est, bien souvent, pour des tâches peu qualifiées et mal rétribuées. En dépit des crises de 1924 et 1927, la situation du marché du travail reste relativement propice à l'insertion des réfugiés. Elle devient beaucoup plus difficile, en revanche, avec la montée du chômage dans les années 30, mais à ce moment-là « les Italiens bénéficient de l'ancienneté de leur installation, ce qui leur permet de résister assez bien à la dépression des années 1930 ». La présence d'une importante colonie italienne représente également un facteur favorable. S'appuyant sur leurs compatriotes déjà installés et sur le réseau associatif qu’ils ont créé, les réfugiés peuvent trouver plus facilement un domicile, un travail, de l'aide, des lieux de sociabilité (cafés et restaurants tenus par des antifascistes), un minimum de solidarité : il n'est donc pas surprenant de les voir s'installer de préférence dans les zones géographiques où sont concentrés les immigrés italiens, c'est-à-dire dans les agglomérations de Paris, Marseille, Nice, Lyon, Grenoble, ainsi que dans le Sud-Ouest et en Lorraine.
De plus, l’attitude des autorités politiques françaises à l'égard des Fuorusciti est, en général, relativement bienveillante.
Il convient enfin de citer, parmi les circonstances favorables, l'image plutôt positive des Italiens dans l'opinion française. Malgré l'existence de nombreux stéréotypes négatifs, le sentiment d'une proximité culturelle et l'idée que les Italiens sont de bons travailleurs semblent prédominer.
Politiquement, les Fuorusciti proviennent de tous les secteurs opposés au fascisme, mais surtout du mouvement ouvrier. On trouve parmi eux des socialistes (tant réformistes que maximalistes) et des communistes, en tout premier lieu, mais aussi, en nombre plus limité, des anarchistes, des républicains, des catholiques, des démocrates, des libéraux.
Plusieurs organisations politiques (à commencer par les partis) italiennes, dissoutes en Italie, se réorganisent en France et s'efforcent d'y continuer à fonctionner.
Non seulement les partis politiques (PSI, PCI, PRI), mais aussi les anarchistes et les francs-maçons italiens continuent leur action dans l'exil en France. Les Fuorusciti continuent donc à faire, en France, de la politique antifasciste, orientée en plusieurs directions vers la colonie italienne, vers l'opinion publique et les autorités françaises, vers l'Italie, vers l'opinion publique internationale.
Les réfugiés italiens peuvent aussi, s'ils le veulent, s'intégrer facilement dans le mouvement syndical français et dans certaines organisations politiques françaises, comme par exemple le PCF, d'autant plus facilement qu'ils sont le plus souvent des travailleurs manuels.
C'est dans les milieux ouvriers, note pour sa part Pierre Milza, que les Fuorusciti de la première vague, composée surtout de militants ouvriers, trouvent « des structures d'accueil qui les aident à passer le cap de l'installation en terre étrangère ».
Il faut se garder toutefois d'une vision idyllique. En effet, cette politique d'ouverture à l'égard des immigrés (et notamment des Italiens, les plus nombreux au sein de cette catégorie) n'est pas toujours bien accueillie par les syndiqués français : la solidarité ouvrière se heurte ici à la crainte du chômage et à un certain « protectionnisme » ouvrier.
Dans l'ensemble, on pourrait dire que, si les Fuorusciti sont bien accueillis par le mouvement ouvrier français en tant que réfugiés politiques, ils ne le sont pas toujours en tant qu'immigrés.
Selon Pierre Milza, « Les Italiens sont de tous les émigrés ceux qui sont les plus réceptifs à l'effort déployé par les partis de gauche et par les syndicats pour les associer à leurs activités et à leurs luttes ».
Toujours d’après ce spécialiste de l’Italie, plus de la moitié des 400 000 affiliés étrangers à la CGT à la fin de 1937 est composée d'Italiens.
Alliant motivations économiques et politiques, leurs engagements syndicaux, politiques et "militaires" semblent avant tout relever d'un intérêt à la vie politique et syndicale du pays d'accueil et, partant de là, d'une volonté de s'intégrer dans la société française.
L'histoire des Fuorusciti se confond en partie avec celle de l'immigration italienne en France, dont ils ont été l'une des composantes. Pendant longtemps l'historiographie s'est intéressée surtout aux grandes personnalités de l'exil et à quelques organisations politiques (Parti communiste, Parti socialiste, etc.). L'attention presque exclusive pour ce type de problèmes a contribué à occulter d'autres aspects et à laisser dans l'ombre la masse des Fuorusciti et surtout les immigrés « économiques ».
Bruno Groppo, chercheur au CNRS, professeur à l’Université Paris I et historien, conclut ainsi :
« L'histoire des Fuorusciti, comme celle des Italiens en France de manière plus générale, reste une histoire en chantier ».
SOLSTICE 40 viendra compléter ce devoir de mémoire avec l’histoire de la famille Arienti.
Je rends hommage aux travaux des historiens Bruno Groppo et Pierre Milza, sans lesquels je n’aurai pas pu décrire avant autant de fidélité ce que fut l’exil des Fuorusciti.
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